Romancer un personnage, c'est le trahir pour mieux servir ce qu'on pressent de la réalité.
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Marc Dugain a le talent de composer à partir de la réalité, à partir du fait divers. Cette fois, il s'est inspiré de la vie d'Edmund Kemper (né en 1948), tueur en série, accusé de 10 homicides dont celui de sa propre mère. Dans le roman, il s'appellera Al Kenner.
Au début du livre, on retrouve Al plutôt vers la fin de sa vie, en cellule, comme le vrai personnage l'est actuellement puisqu' après ses crimes, il a été condamné à perpétuité. On le découvre en compagnie de l'unique personne avec qui il communique, son unique lien avec la société, une femme nommée Susan qui semble fascinée par le personnage et lui apporte des livres à lire pour les aveugles. Personnage atypique, Al Kenner l'est absolument : il souffre d'hypermnésie (une suractivité du cerveau qui le plonge dans le passé) et est doté d'un QI supérieur à celui d'Einstein ; physiquement, c'est une masse, une armoire à glace de 2,20 m pour 130 kilos.De plus, c'est un homme qui n'a aucun désir et qui est traversé par ses mauvaises pensées qu'il ne peut refouler qu'en buvant excessivement.
Le 27 août 1964, armé d'une Winchester pour tirer les lapins, Al Kenner tue ses premières victimes: ses grands-parents. Etant incapable de produire le moindre acte violent, il est jugé irresponsable de ses actes et est interné en hôpital psychiatrique." Al Kenner a tué dans ue impulsion irrépressible liée à une histoire familiale. Rien ne le prédispose à tuer en dehors de ce contexte, il n'en a ni l'envie ni le goût." C'est ce que déclare son psychiatre à une commission qui le remet en liberté après 5 ans d'internement.
Finalement, en lisant ce livre, on verra qu'il en sera autrement car Kenner récidivera. Qui tuera-t-il? comment ? où? ce n'est pas à proprement parler l'idée directrice de Marc Dugain car ce roman n'est pas le récit des crimes horribles d'Al Kenner (ou Kemper). L'auteur par contre va s'intéresser aux causes et aux "pourquoi?" de ces meurtres, s'immiscer dans la personnalité troublante du serial killer: son rapport avec sa mère est notamment particulièrement détaillé, son rapport avec les femmes, ses errances, son manque de confiance et la recherche d'un père absent et disparu, son impossibilité à intégrer une "nstitution" (ni l'armée, ni la police ne veulent de lui). Une analyse de tous les facteurs qui ont poussé Kenner à tuer de nombreuses femmes jusqu'à sa dernière victime: sa mère.
" La pensée du passage de la vie à la mort de cette jeune femme s'est mise à m'obséder comme s'il s'agissait de la seule énigme qui eût valu quelque chose sur terre.(...) Je ne pouvais détacher mes yeux de son visage. Ce qui me frappait était moins qu'elle fut morte que le caractère irréversible de cette mort et donc la puissance de celui qui l'avait provoquée."
En plus d'être un roman d'analyse et/ou de psychanalyse, le roman qui se déroule pendant le mouvement hippies aborde largement le thème du rejet de la société américaine après la guerre du Vietnam. Marc Dugain décrit les traumatismes et les mouvements de la jeunesse de l'époque.
Un vrai bon livre, à mi-chemin entre la réalité et la fiction, le reportage et l'inventif, j'ai aimé la façon d'entrer dans la personnalité de cet homme qui est toutefois un monstre mais n'est finalement jamais montré comme tel. On sent vraiment l'empathie (mot souvent écrit dans le roman) de Marc Dugain pour son héros. et la fin du livre en est bien la preuve..
- Mais qu'est-ce qui se passe?
- Il ne se passe rien. J'ai décidé de vous emmener où je veux.
- Vous plaisantez, non ? Qu'est-ce que vous voulez? Nous violer? Nous tuer?
- Les deux. Mais pas dans cet ordre-là...Mais non...je plaisante.