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Titre du blog : Le pivot d'Héricy
Auteur : laugo2
Date de création : 12-04-2009
 
posté le 07-11-2012 à 09:42:40

14 de Jean Echenoz

                  

 

 

Encore une pépite. Un joyau, un plaisir, j'ai adoré. 120 pages (seulement) d'un pur bonheur d'écriture. Le maître a encore frappé.

Après s'être attelé à la biographie romancée dans Courir, Ravel et Des éclairs, Jean Echenoz s'empare du sujet de la Grande Guerre. 14 est un livre grave mais doté d'une finesse et d'une savoureuse drôlerie dans l'écriture. Il est toujours succulent de rebondir dans la lecture d'un roman de Jean Echenoz, au rythme des virgules et des appositions, paragraphe après paragraphe, souriant à la justesse et la poésie de ses mots. Quel talent! Et surtout, ne pas aller trop vite...prendre son temps pour savourer une sorte de quintessence de l'écriture..

Après ces éloges, je vais courtement parler du livre et donner quelques passages. De sa concision, car tout en 14 est réduit. Là où certains auraient donné comme titre à ce roman « La grande guerre » ou « La guerre de 14/18 »  ou je ne sais encore, pour l'auteur, juste 14 suffise. Là où certains essaient de vendre leurs romans en nous faisant saliver en 4ème de couverture avec un long texte très descriptif qui raconte parfois presque l'histoire, Jean Echenoz, lui, n'écrit que 3 lignes et suscite le mystère.

« Cinq hommes sont partis à la guerre, une femme attend le retour de deux d'entre eux. Reste à savoir s'ils vont revenir. Et dans quel état. » J'adore !!! Rien que cela...et c'est toute la magie d'Echenoz.

120 pages sur la grande Guerre donc et presque nul récit des combats. On est loin des livres qui raconte les tranchées et le tragique quotidien de nos poilus (ceux que j'ai pu lire et qui m'ont aussi passionnés..Le feu...A l'ouest, rien de nouveau..); Echenoz raconte à sa façon, avec une sorte de désinvolture, cette période, le contexte autour de la guerre, les destins de ces 5 hommes qui partent au front et, bien sûr pour peu de temps, comme on le pensait à l'époque, une quinzaine de jours suffirait à régler leur compte aux allemands. 5 hommes provenant d'un village perdu dans la campagne vendéenne où l'usine de chaussures fait vivre les gens. Le village va bientôt être déserté par ses hommes car la guerre sépare les familles et les couples, Echenoz esquisse un tableau de toutes les conséquences de ...14. Et puis, il y a Blanche qui reste seule, Blanche qui attend son enfant, seule. Qui reviendra vers elle? Qui reviendra vivant? Nous le saurons bientôt.

Il est difficile d'en dire plus, il n'y a rien de plus dans la trame du roman, mais c'est le point de vue de l'auteur qui est parfois surprenant (décrire les animaux sur le front, décrire le lourd bagage des soldats...), en plus de l'écriture qui flatte le lecteur. Alors mon parti sera de donner quelques extraits, quelques phrases que j'ai trouvées magnifiques...notamment quand l'auteur fait la description d'un meublé, voici ce qu'on peut lire page 22:

« Il règne une drôle d'ambiance disharmonieuse dans cette chambre pourtant si calme et bien rangée. Sur son papier peint fleuri et légérement décentré, des cadres enserrent des scènes locales – barges sur la Loire, vie des pêcheurs à Noirmoutier- et les meubles témoignent d'un effort de diversité forestière tel un arboretum: bonnetière à miroir en noyer, bureau en chêne, commode en acajou et placages de bois fruitier, le lit est en merisier et l'armoire en pitchpin. Drôle d'atmosphère, donc, dont on ne sait si elle tient à la disjonction -inattendue dans une maison bourgeoise en principe soigneusement tapissée- des lais de ce papier peint passé dont les bouquets fanent en mesure, ou à cette surprenante variété mobilière de bois; on se demande comment des essences si diverses peuvent s'entendre entre elles. Et puis, on le sent très vite, elles ne s'entendent pas bien du tout, elles ne peuvent même pas s'encaisser... »

...ou bien, page 82, quand il raconte la blessure de l'un d'entre eux...

« Le silence semblait donc vouloir se rétablir quand un éclat d'obus retardataire a surgi, venu d'on ne sait où et on se demande comment, bref comme un post-scriptum. C'était un éclat de fonte en forme de hache polie, néolithique, brûlant, fumant, de la taille d'une main, non moins affûté qu'un gros éclat de verre. Comme s'il s'agissait de régler une affaire personnelle sans un regard pour les autres, il a directement fendu l'air vers Anthime (un des soldats) en train de se redresser et, lui a sectionné le bras droit tout net, juste au-dessous de l'épaule...

...., ou encore page 99 quand il raconte le silence du front entre deux combats...

"Silence certes imparfait, pas complètement retrouvé mais presque, et presque mieux que s'il était parfait car griffé par les cris d'oiseaux qui l'amplifiaient en quelque sorte et qui, faisant forme sur fond, l'exaltaient – comme un amendement mineur donne sa force à une loi, un point de couleur opposée décuple un monochrome, une infime écharde confirme un lissé impeccable, une dissonance furtive consacre un accord parfait majeur, mais ne nous emballons pas, revenons à notre affaire. ».

Que c'est beau...Il faut lire Echenoz !!!